Le boum du tam-tam
A l'aube du XXIe siècle qui laisse présage une haute technologie - inimaginable il y a tout juste 20 ans -, la percussion s'annonce comme l'un des ingrédients les plus novateurs de la panoplie socio-médicale moderne!
Dans une clairière entourée de séquoias géants qui se balancent sous le vent, un Indien Lakota entame sur son tambour sacré un rythme qui devient vite endiablé. Autour de lui, des femmes, des hommes, nombreux, instruments de percussion au poing, s'engagent timidement dans la danse et dans la musique. Un tempo s'impose, qui louvoie et serpente à travers les arbres, un tempo qui devient de plus en plus majestueux. C'est comme si chacun, là, dans cette clairière, avait maîtrisé instinctivement le rythme et s'y adonnait avec une joie primitive.
Réunis autour d'un feu de camp, un groupe de mâles, pas du tout jeunes, avocats, plombiers, tapent à qui mieux mieux sur leurs tambours. Parfois, un cri perce le tumulte des peaux battues. Le silence se fait. Une voix commence à raconter une histoire. C'est une histoire d'homme et la voix est étouffée par les larmes. Les coups de tambour se font plus doux lorsque la tension devient trop grande, comme une respiration souple et profonde. Dans une grande salle un peu grise, une centaine de cadres d'entreprises tapent comme des sourds sur des tam-tams, des bongos, des congas, enfin sur tout ce que la planète compte d'instruments de percussion. Au centre, un doux fou furieux tourne comme une toupie, crie. C'est le maître de jeu. Allez, allez! tapez sur vos tambours! Et des gens qui ne se connaissaient même pas il y a tout juste quelques heures se sourient et s'encouragent, comme seuls de vieux amis sont capables de le faire.
Dans le salon d'un centre d'accueil, de vieilles personnes agitent tambours et tam-tams. Les mouvements sont malhabiles, le rythme, inégal. Ces personnes souffrent de la maladie d'Alzheimer; malgré tout, l'une après l'autre, comme si leur corps répondait à un lointain appel, elles se laissent prendre au jeu. Le rythme devient plus assuré, plus vigoureux aussi. Quand l'exercice se termine, plusieurs tiennent une conversation comme ils n'en avaient pas eu depuis des semaines.
Le retour aux sources
A l'aube du XXIe siècle qui laisse présager une haute technologie inimaginable il y a tout juste 20 ans, la percussion, toute primitive qu'elle soit, s'annonce comme l'un des ingrédients les plus novateurs de la panoplie socio-médicale moderne!
En Occident, on ne connaît rien des rythmes et de la percussion, à peu près bannis de la musique classique. Seule la musique populaire, un rien canaille, s'y frotte vraiment. Pourtant, partout ailleurs dans le monde, la percussion et les rythmes occupent une place fondamentale dans la vie de tous les jours. Des musiciens de rock ont commencé à s'y intéresser: entre deux concerts, ils retournent aux sources.
En 1985, Stewart Copeland, le batteur du groupe Police, part pour l'Afrique, la noire, la secrète, la tribale, celle des rythmes et des vibrations. En collaboration avec le maître percussionniste Ray Lema, il s'enivre à même les rythmes de la Tanzanie, du Kenya, du Burundi, du Zaïre et de la République du Congo (Congo-Brazzaville). A la même époque, un autre grand de la planète rock renoue avec les racines de l'humanité: Peter Gabriel (ex-leader de Genesis) revient fortement inspiré d'un séjour sur le continent noir. C'est surtout avec son album Passion que la percussion prend toute sa puissance. Au rendez-vous: talking drum, duduk, tanbura, tambourins, tablas, batterie, mahzar et toujours, une sensualité troublante, presque sardonique.
Mickey Hart, le batteur du groupe américain Grateful Dead, va encore plus loin: dépassant l'enivrement de la musique, il se sert des rythmes comme de clés initiatiques dans une grande quête mystique. Sur scène, c'est lui qui dirige le trafic musical, c'est lui qui donne sa couleur et son rythme au groupe. Il laisse, dit-il, parler les voix qui se cachent dans les instruments de percussion pour mieux s'y perdre. Et il cherche à comprendre pourquoi, quand il joue, il devient détaché, comme s'il méditait, comme s'il était en transe.
Il a donc fondé en 1991 un organisme qui s'appelle Rythm for Life. Lors d'un spectacle en Californie, plus de 1500 personnes ont dépensé une grosse somme pour avoir le privilège de s'immerger littéralement dans les rythmes, sous la baguette de tambour magique de Mickey Hart. C'est sa façon à lui de faire participer les gens à sa quête mystique; sa façon aussi de recueillir des fonds pour continuer son œuvre: promouvoir la «percussion communautaire» et faire avancer la recherche concernant la percussion comme outil thérapeutique.
Mickey Hart affirme que les Blancs ont un problème avec les rythmes. Fondamentalement, pour eux, se laisser prendre par les rythmes, c'est succomber à la sauvagerie. Les rythmes s'adressent à l'animal en l'humain. C'est pour cette raison que l'Église catholique a mené une lutte ardente contre ce genre de musique depuis des siècles. Les Blancs ont également désavoué pendant longtemps le jazz dont on a dit qu'il était perverti et sauvage parce qu'il faisait la part trop belle aux rythmes, au détriment de la mélodie et de l'harmonie.
Le World Beat
Depuis une quinzaine d'années, la percussion prend une place de plus en plus grande dans la musique populaire. Et cette attirance presque irrésistible des musiciens américains et européens pour l'Afrique se double d'une décisive percée des musiciens africains en Europe et en Amérique. Cette rencontre engendre un mouvement musical colossal: la World Beat Music. D'un côté, la technologie occidentale avec ses guitares électriques, ses synthétiseurs et ses studios hypermodernes; de l'autre, des rythmes incantatoires et puissants, des instruments de percussion inouïs et une énergie primitive redoutable. Un groupe africain, c'est souvent 15 à 20 personnes sur scène, dont sept ou huit percussionnistes et plusieurs danseurs. Un spectacle dure souvent quatre ou cinq heures. Au rendez-vous: la transe, la danse, la transcendance. Les rythmes et la percussion prennent toute la place. Et aujourd'hui, les musiciens du monde entier ne peuvent faire autrement que puiser dans ce gigantesque réservoir de rythmes que sont les sociétés dites primitives.
Le Québec n'est pas à l'écart de ce grand mouvement qui prend de plus en plus l'allure d'une vague de fond. Michel Séguin et son fils Richard, par exemple, sont percussionnistes par passion et arpentent le chemin des rythmes, depuis plus de 20 ans dans le cas de Michel. A l'époque où la Californie attirait les jeunes, lui, c'est vers l'Afrique qu'il allait promener sa longue silhouette solitaire. C'est d'Afrique que sont arrivés aussi plusieurs musiciens à la peau noire et au rythme facile, dont quelques-uns sont également des personnages religieux. On les appelle griots. Ce sont des guérisseurs. Ils se transmettent leurs connaissances de père en fils depuis des générations. Il y en a un ici à Montréal : Yaya Diallo. Il dit de la musique et des rythmes qu'ils sont essentiels à la vie, qu'ils sont la vie même. Dans sa tribu, les Miniankas, il ne viendrait à l'esprit de personne de travailler sans musique. Et les tambours sont omniprésents, pour marquer une naissance, la mort, un mariage, ou les récoltes. Ou pour le simple plaisir du plaisir... «Un village sans musique est un village mort» dit un proverbe africain.
Le plaisir du plaisir se répand. Au pied du mont Royal, notamment, où des «trippeux» de percussion s'en donnent à cœur joie tous les beaux dimanches de la chaude saison, autour du monument à Sir Georges-Étienne Cartier, avenue du Parc. C'est un rassemblement hétéroclite de jeunes et de moins jeunes qui se donnent tacitement rendez-vous pour créer des rythmes, battre des mains, taper des pieds. Il y a un abandon physique dans la création de rythmes, il y a aussi l'oubli avec en prime un plaisir enfantin, celui de participer, de faire partie du groupe, sans question, totalement.
La science du Beat
La percussion est utilisée à toutes les sauces. Elle est à la mode. Dans certaines grandes compagnies comme Motorola ou encore dans les quartiers généraux de la Défense nationale canadienne, la percussion sert à mettre en contact des gens qui ne se connaissent pas et à les forcer à accomplir quelque chose ensemble. Dans un cercle de percussion, on se met en rond, la hiérarchie disparaît, le concierge côtoie le PDG, les rôles s'effacent. Avec la percussion, il faut savoir coopérer. Le message: une compagnie, c'est comme une tribu. Si on veut que ça fonctionne, on ne doit exclure personne.
Derrière cette méthode il y a Arthur Hull, un apôtre du beat. Parmi ses clients, AT&T, General Electric, Levi Strauss et même des bandes rivales et violentes de jeunes. Sa philosophie: dépasser l'individu pour retrouver le sens de la famille, le sens de la communauté. Et faire prendre conscience, à travers la percussion, que tout le monde a un rôle à jouer dans la société. Un seul individu n'entre pas dans le cercle, et c'est la fin de la cohésion.
Pour d'autres penseurs, il y a davantage encore dans la percussion. Ce n'est pas seulement une façon d'établir un contact avec les autres, c'est une façon de reprendre contact avec soi-même et avec ses émotions. Robert Bly, le grand prêtre du mouvement masculin américain, se sert du tambour pour exorciser le mal des mâles. Le tambour devient souvent la figure d'un père honni que l'on peut battre symboliquement, pour mieux s'en affranchir. Dans son livre Iron Man, Bly écrit que l'homme occidental doit réveiller en lui le guerrier et le protecteur qui sommeillent et les remettre au service de son âme. Le tambour est son instrument de prédilection; il est un objet sacré qui permet de ritualiser les changements. C'est de cette façon que les Amérindiens et leurs chamanes l'utilisent.
Pour d'autres enfin, la percussion est davantage qu'un moyen, elle est la vie même. L'Allemand Reinhard Flatischler - qui consacre sa vie aux «archétypes du rythme» - prétend même que chaque maladie est une brisure dans le rythme naturel du corps humain. Pour lui, tout est rythme: jour/nuit, hiver/été, inspiration/expiration, vie/mort, yin/yang. Oui, tout est rythme. Et ce rythme est profondément gravé en chacun de nous. Il s'agit de le redécouvrir.
Flatischler a mis au point des ateliers de bodywork appelé Ta Ke Ti Na, où les participants utilisent leur propre corps comme instrument: ils tapent du pied, frappent des mains, projettent des syllabes, tout cela selon divers tempo. Le but: forcer l'esprit analytique à déclarer forfait devant une tâche complexe. Les polyrythmes produiraient un effet similaire à celui du yoga ou de la méditation (avec la rigolade en plus). Flatischler affirme s'être guéri d'un sérieux problème d'asthme en jouant ainsi avec les sons vitaux.
Il semble bien que le travail de Hull et de Flatischler ait intrigué des scientifiques purs et durs. La thérapeute Barbara Crowe, directrice de Rythm for Life, pense que la musique, et surtout le rythme, synchronise les trois niveaux du cerveau et les fait vibrer à l'unisson. Le premier projet de recherche de l'organisme explore justement l'effet des rythmes sur des personnes souffrant de la maladie d'Alzheimer.
Tam-Tam Terre
Que l'on joue pour le simple plaisir de jouer, sans être virtuose, ou qu'on utilise la percussion à des fins médicales, les tambours sont porteurs d'une tradition extrêmement riche. Par leurs voix s'exprime toute la sagesse tribale. Coopération, entraide, cause commune, partage, voilà le propre de la tribu. C'est un appel à la communauté, au moment même où l'Occident en a bien besoin. Le tambour, c'est aussi l'expression de l'individu, un individu complet qui allie le corps et l'esprit. A travers les rythmes, c'est la sensualité animale de l'humain qui passe, c'est le plaisir de l'abandon dans le mouvement, c'est la possibilité de laisser le corps vivre sans être surveillé par l'esprit. C'est sans doute aussi une façon de mettre un peu de baume sur les plaies vives de l'âme moderne...
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