Subtilités trompeuses


En musique comme en bien d’autres domaines, il arrive qu’on se paie non seulement de mots, mais même, si je peux me permettre l’expression, de concepts.

Depuis longtemps, je suis frappé par une incongruité qui, semble-t-il, n’appelle guère l’attention des musiciens. Il s’agit d’un problème de mesures.

Rappelons quelques conventions adoptées dans la notation musicale moderne (qui date … du XVIème ou en tout cas du XVIIème siècle).

La mesure est indiquée par 2 chiffres. Le supérieur désigne le nombre de temps que comprend la mesure, l’inférieur l’unité de temps. En conséquence, les principales mesures à 2 temps dites « binaires », c’est-à-dire celles où chaque temps se décompose en 2 parties égales, sont

2/4 : 2 temps, chacun d’une noire
2/2 : 2 temps, chacun d’une blanche

Quant à la principale mesure binaire à 4 temps, c’est
4/4 : 4 temps, chacun d’une noire.

Bien entendu, un morceau à 2/4, à 2/2 ou à 4/4 peut être joué à des « tempi » différents : presto, allegro, andante, largo … La référence au métronome peut donner par exemple
Une noire = 120 ou 60, une blanche = 120 ou 60, etc.

Beaucoup de danses qui se font au pas de marche, soit environ 120 pulsations par minute, peuvent se danser soit sur les musiques binaires soit sur des musiques ternaires (6/8, c’est-à-dire 2 temps, chacun d’une noire pointée).

Or, ce que je constate, c’est que, selon les airs, les musiques binaires sont écrites parfois en 2/4, parfois en 2/2, parfois en 4/4. Mieux : selon les recueils, le même air est écrit une fois en 2/4, une autre en 2/2, une autre encore en 4/4 !

Quand je dis cela à certains amis musiciens, ils me rétorquent : « Mais il y a une différence entre un air joué par exemple en 2/4 ou en 4/4 ! C’est subtil, mais c’est différent ! ». Et de battre la mesure pour me le prouver … D’ailleurs, disent-ils, les compositeurs n’emploient pas indifféremment les différentes notations de mesures.

Moi, je veux bien. Mais quand je regarde une page de musique comme celle-ci, je suis un peu éberlué.

(Waggoner – Johnny’s down the river – Hen and chicken)
Ces 3 airs sont tous destinés à accompagner des squares américains, où les danseurs n’utilisent que le pas de marche. Comme il n’y a sur cette feuille aucune indication de tempo, on peut supposer que chaque morceau est joué à la vitesse de 120 noires par minute. Or ce n’est évidemment pas le cas !
En réalité, il est patent que celui qui copie ces airs et celui qui les joue sont d’accord pour que soit jouée à cette allure, selon le cas, la noire ou la blanche :
La noire dans Hen and chickens (écrit en 2/4), la blanche dans Waggoner (écrit en 4/4), de même que dans Johnny’s down the river (écrit en 2/2) !
D’ailleurs, si vous le pouvez, essayez vous-mêmes, et vous verrez !
Il y a un autre argument, qui démontre qu’il serait absurde, par exemple, de jouer « Waggoner » 2 fois plus lentement, c’est que non seulement la durée totale de l’air , mais sa structure, deviendraient totalement différentes, modifiant de fond en comble son rapport à la danse : au lieu de 4 phrases de 16 temps chacune, l’air comprendrait 4 phrases de 32 temps chacune !

En conclusion, je propose d’écrire toutes ces musiques dans la même mesure, 2/4 , du moins quand il s’agit de musiques traditionnelles ou modernes. Pour celles qui viennent de sources écrites du XVIIème ou du XVIIIème, je propose de garder la notation la plus courante de l’époque, soit 2/2, mais il est bien entendu qu’on pourrait les écrire aussi en 2/4.

Et si vraiment il y a de subtiles différences entre 2 airs, l’un suggérant plutôt un battement à 2 temps, l’autre à 4, il me semble que le musicien avisé saura s’en apercevoir sans compliquer la notation écrite. Il y a tant de nuances en musique qui n’apparaissent pas dans la partition ! Et, ma foi, les musiciens du XVIème se débrouillaient très bien, avant l’invention de la barre de mesure, ou en tout cas sa généralisation en tant qu’indicateur du « temps fort ». Voyez les belles partitions de chansons de Lassus, de Palestrina ou de Byrd, entre tant d’autres !

Eric Limet, janvier 2008

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