LA MUSIQUE KLEZMER
 
GENERALITES
 
LE TEMPO
A l’origine, le tempo avait une grande liberté et fluctuait en fonction de l’atmosphère ou du public: il fallait l’accélérer lorsque l’ambiance s’échauffait ou le ralentir lorsqu’une grand-mère entrait dans la danse! (Josh Horowitz). Notre conception actuelle du tempo, beaucoup plus (trop?) précis et régulier, voir mécanique, ne remonte qu’à l’avènement des moyens d’enregistrement, il y a une centaine d’années. A l’instar des tsiganes et de certains jazzmen, les klezmorim savaient placer leurs mélodies "en avant" ou "en arrière" sur l’assise rythmique pour obtenir un effet d’instabilité, de tension, propice à l’expression des émotions.
L'IMPROVISATION
L'improvisation fait partie de la musique liturgique juive comme de la musique klezmer. A l’origine, elle consistait à modifier le phrasé, les articulations ou les ornements d’une mélodie, ou à y adjoindre des "enjolivures".Cette façon de faire génère l'hétérophonie: à la manière des juifs qui prient ensemble, chaque instrumentiste raconte la même histoire, mais à sa façon et... rendez-vous à la fin de chaque phrase!
Les changements de tempo peuvent aussi être considérés comme une forme d'improvisation.
Le taksim et la doina sont des morceaux assez longs et en majeure partie improvisés, joués lentement et rubato comme introduction d'une - ou de plusieurs - danses rapides (Hora, Freylekh, etc.). C'est dans ces parties que sent le plus l'influence de la cantillation liturgique du khazan (chantre).
La conception de l’improvisation a naturellement beaucoup évolué au 20ème siècle sous l’influence du jazz avec l’apparition de solos basés sur les chaînes d’accords du thème, voire d'improvisations modales libres.
LES THEMES
La plupart des thèmes joués de nos jours sont qualifiés de "traditionnels", c’est à dire que leurs auteurs sont inconnus. Il se peut que leurs noms se soient perdus au cours de la transmission orale ou que, se considérant comme des artisans et non comme des artistes, ils aient omis de signer leurs oeuvres. Souvent, les morceaux ne sont pas considérés comme achevés et évoluent au fil des interprétations successives. Ceci explique qu’un même morceau puisse porter plusieurs titres (Ex: "Moldavian Hora" et "Bolgarskii Zhok"ou encore "Pedotser’s Tants", Tan’ets Rabina" et "Der Chosid tanzt"), que le même titre puisse être attribué à plusieurs morceaux (Ex: "Odessa Bulgar" ou "Russishe sher"), qu’une section d’un morceau puisse être mélangée à un autre pour en former un troisième ou qu’un thème soit uniquement désigné par son style: "Hora", "Freylekh", "Sirba", etc...
LES RYTHMES
Le NIGUN (de l'hébreu "lenagen" faire de la musique) est une mélodie simple, d'inspiration religieuse, facile à mémoriser et à reprendre en choeur, dont la répétition lancinante peut provoquer (chez les sujets prédisposés!) une sorte de transe. Une grande partie des "nigunim" (pluriel) a été composée par un rabbin ou un membre d'une "hoyf" (école rabbinique) ou encore empruntée au folklore local et "sanctifiée ("mekadesh zayn a nign"). On en distingue -entre autres- les "Tish nigunim" (accompagnant un repas), les "Deveykus nigunim" (dédiés à Dieu, souvent non rythmés), les "Gass'n nigunim" (accompagnant les cortèges), les "Treredike nigunim" (mélodies à pleurer), etc.(Andy Statman). Les "paroles" d'un nigun ne sont, le plus souvent, que des onomatopées comme "bim, bom" dans la région de Moditz, "yadi, yadi" à Ger ou "oy, yoy" à Lubavitch... (Henry Sapoznik).
Le FREYLEKH ("joyeux"), appelé aussi "hopke", "redl", "karahod", "dreydl", "kaylekhiks" ou "rikudl" est une danse juive en cercle, vive, joyeuse et empreinte de spiritualité, dont les pas étaient très différents d'un shtetl à un autre, laissant une ouverture à l'improvisation (Nathan Visonsky). Parfois, une pièce lyrique dans un esprit joyeux pouvait aussi être qualifiée de freylekh. Comment ça se danse?
Le BULGAR (de "bulgaresti" ou "bulgareasca") est proche du Freylekh, bien qu'il soit généralement plus lent et plus complexe (sur le plan de l’ornementation et de la structure). C'est une danse "à la mode bulgare" de Bessarabie (Roumanie) -et non de Bulgarie où la majorité des juifs étaient séfarades!-, en cercle, en ligne ou à deux couples, comme l’HASAPIKO grec ou la HORA israélienne qui fut très en vogue aux États Unis au début du 20ème siècle. La musique a un tempo lent, moyen ou rapide en 8/8 avec des accents particuliers: 123 456 78 donnant un feeling de 2 triolets suivis de 2 croches, proche de la sirba. Comment ça se danse?
Le KHOSIDL est une danse hassidique (on les imagine avec leurs papillotes et leurs chapeaux, leurs longues barbes et leurs caftans noirs, les mains levées vers le ciel!) basée sur une mélodie d'inspiration religieuse à 2/4 ou 4/4 appellée ZEMERL. Elle commence généralement à un tempo modéré et accélère peu à peu jusqu'à atteindre un enthousiasme quasi-extatique. Comment ça se danse?
La HORA (aussi nommée "zhok", "londre", "volakh" (hora lente de Valachie) ou "krimer") est une danse roumaine en cercle, parfois à 5 temps, mais jouée le plus souvent à trois temps dont seuls le premier et le troisième sont accentués: 1 (-) 3. Exemples: Bessarabian hora = Nokh a glezl vayn, Moldavian hora = Bolgarski zhok, etc. Elle était très populaire en Moldavie, Bucovine, Podolie et dans certaines zones d'Ukraine. Des thèmes de hora étaient parfois employés pour des défilés : Exemples: Firn di mekhutonim aheym, Gassn nigun. A ne pas confondre avec la hora israélienne (p.ex. Hava nagila) qui ressemble à un bulgar rapide. A titre indicatif, "Hora Mare" signifie "grande hora" et "Hora Lautaresca": "hora à la façon tsigane" (Marianne Entat). Comment ça se danse?
Le TERKISH ressemble au SYRTOS, au BALLOS ou à la SUSTA grecs et à la HABANERA espagnole: c’est une pièce à 4 temps aux consonances orientales sur un rythme de "noire - soupir - croche - noire - noire" ou "noire - soupir pointé - double croche - noire - noire" qui sonne encore plus oriental (Marianne Entat). Comment ça se danse?
La SIRBA est une danse roumaine (Moldavie, Olténie) "à la façon serbe" en couple ou en ligne sur un tempo plutôt rapide en 12/8 avec un feeling sous-jacent de triolets (123-123-123-123), parfois repris par la mélodie (Marianne Entat). Comment ça se danse?
Le SHER (ou "sherele", "volzeni", "hakhnaah") est une danse de bergers en couple, originaire d’Allemagne, ressemblant à la "square dance" américaine ou au quadrille russe ("krokadil"), dont la musique à 2/4 sur un tempo moyen à rapide se rapproche du freylekh. Ce nom ("ciseaux") ne fait pas allusion au mouvement des jambes (contrairement à une danse russe nommée également "ciseaux"), mais probablement aux figures qu'effectuent les danseurs en se croisant (Helen Winkler). Autres hypothèses quant à l'étymologie: Le sher pourrait avoir été la danse traditionnelle des barbiers ou des tailleurs (Mihael Alpert), pourrait provenir de "Shar-tantz" (danse populaire, danse en groupe) ou encore tenir son nom de la cérémonie rituelle de la coupe des cheveux de la fiancée avant ses noces (Josh Horowitz). Les nombreux thèmes intitulés "sher" sont généralement formés de plusieurs sections juxtaposées pour former une pièce d'une durée extensible selon le besoin des danseurs. Comment se danse le sher?
Le TAKSIM, largement répandu dans les pays arabes, turcs et dans les Balkans musulmans, est une partie improvisée, jouée sur un mode (makam) et basée sur les motifs du morceau qui le suit (ou pouvant aussi être joué au milieu du morceau). Il a été supplanté vers la fin du 19ème siècle par :
La DOINA d'origine roumaine avec des influences grecques (SKAROS ou KLEFTIKA) et qui avait déjà été empruntée par les "lautari" tsiganes. C'est un morceau improvisé, plutôt lent et librement rythmé (plutôt que arythmique), comportant des répétitions de courtes figures mélodiques, souvent avec une pulsation régulière (Kurt Bjorling). Le soliste (le plus souvent un violon ou une clarinette) joue d'une façon modale sur un "tapis de fond" harmonique discret (accordéon ou tsimbl). Les changements d’accords sont indiqués au fur et à mesure aux autres musiciens par le soliste. Ce style est particulièrement propice à exprimer des sentiments de tristesse et de joie alternés en y utilisant les intonations et les mélismes de la "Khazanut" (chants synagogal). Dans une suite, la doina sert volontiers de "forshpil" (prélude) au morceau principal ou à une suite de morceaux plus rapides (hora, khosidl, sirba, freylekh ou bulgar) appelé "nokhshpil", auquel il est lié par un "tsushpil", bref interlude rythmé (par exemple un terkish) annonçant le changement de tempo. Le terme "doina" pourrait être d'étymologie sanskrite ("d'haina"), rappelant l'influence des tsiganes venus d'Inde sur cette musique (Yale Strom). Pour en savoir plus sur la Doina.
Selon la demande du public, les klezmorim pouvaient jouer le KOLMEYKE, une danse en couple d'Ukraine (mélodie en doubles croches sur un tempo rapide à 2 temps et comportant 2 accents à la fin des phrases), le HOPAK ukrainien (avec 2 accents au début des phrases), le SKOTSHNE (danse sautillante rapide à 2 temps dont le nom -et peut-être la mélodie!- semble évoquer la présence de missionnaires écossais en Moldavie au 19ème siècle, mais vient d'un mot slave qui signifie "saut"), la HONGA (danse en ligne de bergers moldaves comportant une répétition de motifs de 4 ou 8 mesures en croches), proche du bulgar, la CSARDAS hongroise (au tempo lent puis rapide), le KASATCHOK russe, la GAVOTTE, le QUADRILLE, la FANTAISIE (suite de morceaux rythmés ou non, sans signification rituelle mais destinés à être écoutés pendant un repas) ou divers morceaux classiques. D’autres styles musicaux modernes ont aussi été occasionnellement empruntés: TANGO, VALSE, MARCHE, POLKA (2/4), MAZURKA (3/4), voire FOX-TROT, RAGTIME, RHUMBA, MERENGUE, SAMBA, ROCK’N ROLL, des thèmes de JAZZ et même des morceaux "classiques" à la mode.
LE PHRASE
Un moment d’écoute vaut ici mieux qu’un long texte. Quelques particularités méritent tout de même d’être mentionnées pour les musiciens qui découvrent cette musique sur des partitions :
- Les notes longues sont souvent agrémentées d'inflexions ou de trilles.
- Les glissandi sont fréquemment utilisés par les violonistes mais aussi par d'autres instrumentistes, mais jamais d'une manière aussi caricaturale que la sirène qui ouvre la Rhapsody in Blue de George Gershwin!.
- Le vibrato n'a été introduit que tardivement et parcimonieusement sous l'influence de la musique classique (Walter Zev Feldman)
- Les croches se jouent généralement binaires, sauf dans certains morceaux (ex: "Russishe sher") ou dans les thèmes inspirés directement du jazz ("Bay mir bistu shayn", "Abi gezint", "And the angels sing", etc.) où le phrasé ternaire est de mise.
- Les triolets sont fréquents et se phrasent soit comme des triolets classiques (réguliers), soit comme un groupe "deux doubles croches - croche" ou mieux encore... entre les deux!
- La mélodie se joue souvent légèrement en avance, mais parfois en retard sur le temps, ce qui amène une certaine tension rythmique.
- "Krekhts" (gémissement), bref glissando qui part de la note vers l'aigu, "dreydl" (grupetto), "tshok"(cliquetis), "kvetsh" (plainte) ou "kneytsh" (inflexions), "boydt'ia"... ne sont que quelques-unes des nombreuses ornementations fréquemment utilisées; ils témoignant de leur importance. Ces inflexions, spécifiques à la musique juive (Mark Slobin), s'inspirent de la cantillation des prières. Toutefois, "la mélodie vient d'abord et les ornementations suivent" (Max Epstein). On ne fait jamais faux en en faisant moins (Deborah Strauss). "Considérons-les comme des épices qui peuvent ruiner le meilleur mets" (C.P.E. Bach, cité par M. Slobin). La difficulté n'est pas tellement de bien jouer les ornementation, mais de bien les placer! Et surtout: "Ne joue jamais deux fois de la même façon! Jamais!" (Max Epstein).
- La fin typique des morceaux klezmer consiste en une montée chromatique rapide débouchant sur une suite mélodique et harmonique VIII - V - I jouée a tempo ou le plus souvent ralentie. Conçue -peut-être- à la façon des fins de symphonies, elle était surtout très pratique pour terminer un morceau rapidement et à n'importe quel moment en fonction des circonstances (entrée de la mariée, annonce d'un cadeau, etc.) ou à la fin d'un rouleau d'enregistrement de 3 minutes.