Après ce premier volume, Barbeau continua d'entasser les collections au Musée national et de regrouper les chercheurs en les encourageant, les conseillant et les aidant. Il n'abandonna jamais l'idée de publier le répertoire complet des chansons folkloriques françaises du Canada. De nouveaux recueils s'ajoutèrent (dont deux posthumes par les soins de Lucien Ouellet) : Alouette en 1946, Le Rossignol y chante en 1962, En roulant ma boule en 1982 et Le Roi boit en 1987.
Un choix de 1100 chansons des collections Barbeau furent repiquées des cylindres en cire sur des disques de verre pour la bibliothèque du Congrès à Washington. De ces disques, Marguerite et Raoul d'Harcourt tirèrent Chansons folkloriques françaises au Canada (1956). Barbeau a aussi guidé Laura Boulton dans tout le Québec pour lui permettre de constituer un fonds sonore français pour le musée de l'Université Columbia de New York. Les collections de Barbeau, de ses collaborateurs et de ses disciples sont conservées et enrichies par un organisme officiel du Musée canadien des civilisations, le Centre canadien d'études sur la culture traditionnelle, qui a vu le jour sous la direction de Carmen Roy. Cette dernière a publié dans Littérature orale en Gaspésie (1955) un bon nombre de chansons parmi les milliers de sa collection. Fondé à Montréal en 1977, le Centre de documentation Marius Barbeau s'est efforcé de « promouvoir et encourager la reconnaissance, la conservation et la transmission du folklore québécois de façon prioritaire, tout en accordant une attention importante au folklore étranger ». Affilié à la troupe de danse folklorique Les Sortilèges, le Centre a fait paraître des ouvrages de vulgarisation aux Publications Chant de mon pays, ainsi que des disques et cassettes.
À Québec, les études se sont effectuées dans le cadre des Archives de folklore de l'Université Laval sous la direction de Luc Lacourcière, encouragé par Mgr F.-A. Savard et Marius Barbeau. Le folklore fut alors élevé au niveau de l'enseignement et de la recherche universitaires par Lacourcière qui a formé de nombreux disciples. À la suite de Barbeau, il a enregistré plus de 2000 chansons folkloriques des populations de Charlevoix et du Nouveau-Brunswick. Ensuite il a introduit une nouvelle méthode d'analyse et de présentation de textes critiques des chansons folkloriques. Elle consiste en la fabrication d'une version esthétique à l'aide des versions canadiennes uniquement. Mais l'amélioration sur la technique de Doncieux est qu'il donne toutes les variantes dans un appareil scientifique et aussi toutes les versions mélodiques, permettant ainsi de reconstituer totalement chaque version originale. Les meilleurs exemples sont « Les Écoliers de Pontoise » par Lacourcière (1946) et « Trois beaux canards (92 versions canadiennes) » par Barbeau (1947).
Depuis, les études les plus diverses se sont multipliées. Jeannine Bélanger a démontré l'aspect archaïque de la versification des chansons folkloriques (1946). Alfred Pouinard a soutenu une thèse de doctorat à l'Université Laval intitulée « Recherches sur la musique d'origine française en Amérique du Nord, Canada et Louisiane » (1950). Claude Prey a fait l'analyse textuelle et musicale des « Trois beaux canards » dans un mémoire de maîtrise présenté à l'Université Laval : « Formation et métamorphoses d'une chanson : le canard blanc » (1959). Soeur Marie-Ursule, dans « Civilisation traditionnelle des Lavalois » (1951), publia 115 chansons avec mélodies relevées par François Brassard (sauf une vingtaine par Alfred Pouinard). Brassard a de nombreux articles à son actif qui mériteraient d'être rassemblés en un volume, dont « Refrains canadiens de chansons de France » (1946) où il montre comment une chanson se renouvelle par ses refrains. La thèse de doctorat d'Elizabeth Brandon, « Moeurs et langue de la paroisse Vermillon en Louisiane » (Université Laval 1955), consacre une bonne place aux chansons. Russell Scott Young, un étudiant amér. à Laval, présenta sous le titre « Vieilles chansons de Nouvelle-France » (1956) un échantillon de 50 chansons choisies dans sa collection de 727 recueillies dans la province de Québec. Dans son ouvrage, il expose le problème du rythme dans la transcription musicale. Roger Matton a fait des enquêtes à Charlevoix et en Acadie avec Luc Lacourcière et Mgr Savard pour préparer le disque Acadie et Québec. Ensuite il a relevé les mélodies des chansons de Shippagan recueillies par le Dr Dominique Gauthier qu'il a présentées dans Chansons de Shippagan (1975). Dans l'« Introduction », Matton fait une analyse musicale des 70 chansons du recueil.
Conrad Laforte a commencé en 1953 l'inventaire des chansons folkloriques pour monter un catalogue sur fiches de toutes les chansons françaises d'Amérique du Nord, puis il y a inclus aussi les chansons d'Europe (France, Belgique, Suisse). Il en a tiré Le Catalogue de la chanson folklorique française (édition partielle, 1958) où les chansons sont classées par titre selon l'ordre alphabétique. Depuis, le catalogue a dépassé 80 000 fiches. L'examen critique de tant de chansons, une expérience unique, lui a permis d'avoir, de la matière, une vue d'ensemble essentielle à l'établissement d'une classification méthodique de la chanson folklorique, ce qu'il a présenté dans Poétiques de la chanson traditionnelle française (1976). Le mot poétique n'est pas pris au sens philosophique ni à celui de versification mais au sens de technique de composition et d'école littéraire. Ces Poétiques se trouvent être l'introduction à l'édition complète du Catalogue de la chanson folklorique française (1977-87) qui comporte six volumes selon les six catégories : chansons en laisse, strophiques, en forme de dialogue, énumératives, brèves et sur les timbres.
Les chansons en laisse ont comme caractéristique de contenir une laisse qui s'obtient ordinairement en retranchant provisoirement le refrain et les répétitions. Ces chansons qui se chantent en choeur ont servi pour accompagner la marche, la danse en rond et les travaux en groupe. Les thèmes et les motifs sont souvent médiévaux. Quelques-uns ont un caractère religieux ou épique. Viennent ensuite les chansons héroï-comiques, celles sur les premières nuits de noces et maumariées, sur les jaloux et les cocus, sur les joies du mariage. Les plus archaïques comportent les thèmes et motifs du bouquet (couronne), des cueillettes, des oiseaux, des bergers et bergères, des requêtes amoureuses, des mésaventures féminines, des filles à marier et noces, des prétendants, des fantaisies érotiques ou burlesques, des fêtes et métiers.
Les chansons strophiques qui, elles, ne contiennent pas de laisses mais sont constituées par un nombre indéterminé de strophes à forme fixe, sont d'abord narratives, à caractère épique, à sujets religieux ou simplement romanesques ou comiques. On y regroupe aussi les chansons plus ou moins narratives traitant des amours idylliques et bucoliques; les chansons saisonnières (quêtes, jour de l'an, mardi-gras); le cycle du voyage : les départs, les retours, les déserteurs, les navigations, les coureurs de bois, les chantiers forestiers, la drave, les militaires, l'ennui et les messages; les chansons sur l'état civil et les conditions sociales; les chansons de circonstances (noces, etc.); les chansons d'ivrogne et à boire.
Les chansons en forme de dialogue sont chantées par deux personnages qui se répondent : la belle et l'amant, la bergère et le galant, la fille et la mère, le fils et la mère (ou le père ou le curé), la fille et le confesseur, le mari et la femme, les personnages historiques et légendaires, les personnifications, enfin un personnage et un groupe.
Dans les chansons énumératives, l'énumération structure pleinement la chanson. Les termes énumérés sont les nombres en ordre décroissant (chansons de dix, de neuf), en ordre croissant, les heures, jours, semaines, mois, saisons, années et âges, les lettres, les voyelles et l'alphabet, les vêtements, les membres et parties du corps humain et les remèdes, les membres ou le morcellement des animaux, des oiseaux ou des poissons, les métiers et travaux, les hommes et les femmes (qualités), les animaux et les oiseaux, les contenants ou les contenus, les énumérations axées sur des verbes et des actions, et bien d'autres termes variés comme des éléments hétéroclites et coq-à-l'âne, les menteries, les noms propres, les maisons, les ménages, les lieux, les villages, les villes, les pays, les mets, les couleurs, les cartes, les arbres, les instruments de musique, enfin, les chansons équivoques.
Les chansons brèves, par nature, sont de peu d'étendue. Elles se répartissent en trois groupes : les chansons que les adultes chantent aux enfants (berceuses, cantiques et prières, rimettes enfantines); les chansons que chantent les enfants (comptines, formulettes de jeux chantées pour le saut à la corde et la balle au mur, rondes d'action et autres rondes enfantines); les chansons aussi bien chantées par les enfants que par les adultes (chansons timbres ou aide-mémoire pour les mélodies de danse, sonneries de chasse à courre et langage des cloches, les canons, courtes chansons de société, chansons saisonnières, fragments ou brèves chansons isolées, chansons attrapes et sans fin, chansons dans les contes populaires, fragments de chansons non identifiées, dans la littérature et dans les pots-pourris, cris de marchands ambulants, de marché et de foire, cris de ralliement de groupes sociaux, chants des oiseaux et cris des animaux [faune], formules incantatoires). Le répertoire des deux premiers groupes se nomme les Enfantines. En 1990, le troisième groupe faisait l'objet d'un volume en préparation. Le vol. V consacré aux Enfantines innove en ajoutant les textes, constituant aussi un recueil de chansons brèves. Il contient plus de 10 000 versions de 1381 chansons enfantines recueillies auprès des témoins de la tradition orale. Les producteurs de disques et de recueils destinés aux enfants ont trop souvent utilisé le répertoire des chansons d'adulte. Comme ils n'en comprennent plus le sens, ils les déclarent des chansons d'enfants. Certains vont jusqu'à dire qu'elles ne sont bonnes qu'à les endormir. Ainsi trouve-t-on parmi le répertoire le plus couramment présenté aux tous jeunes des chansons d'adulte édulcorées, comme la chanson de cocu « Marianne s'en va-t-au moulin », ou bien l'une des plus grivoises par ses doubles ententes, « Il était une bergère ». Pourtant il existe des milliers de vraies enfantines que les pédagogues peuvent utiliser.
Les chansons sur les timbres regroupent surtout des textes « littéraires » composés sur des mélodies déjà existantes : des parodies, des vaudevilles, des chansons historiques, d'histoires locales telles qu'incendies, noyades (complainte), meurtres, etc., des chansons politiques et électorales, des cantiques et noëls. Un index général des appellations de timbres (airs de) avec références aux mélodies a été ajouté au début du sixième Catalogue.
Toutes les chansons du Catalogue sont classées d'après les poétiques; à chaque chanson, une bibliographie des plus complètes pour l'Amérique et l'Europe est donnée et tous les détails concernant la musique sont indiqués. Depuis la première édition du Catalogue, la plupart des nouveaux recueils donnent des concordances aux titres puis aux cotes. Des études de groupes de chansons ont commencé à paraître. Survivances médiévales dans la chanson folklorique, par C. Laforte, paru en 1981, analyse la versification et les thèmes du Moyen Âge dans les chansons en laisse. Des anthologies des poésies lyriques de cette catégorie étaient en préparation en 1990. D'autres anthologies précédées d'une étude présentent des groupes particuliers, par exemple Chansons de voyageurs, coureurs de bois et forestiers par Madeleine Béland et Lorraine Carrier-Aubin (1982), et Chansons folkloriques à sujet religieux par C. Laforte et Carmen Roberge (1988); un recueil de Chansons strophiques à caractère épique et tragique était en préparation en 1990.
Aujourd'hui, les Archives de folklore font partie des Archives de l'Université Laval. Il y a aussi à la même institution un Centre d'études sur la langue, les arts et les traditions populaires des francophones en Amérique du Nord (CÉLAT) qui encadre tout un groupe de jeunes chercheurs. À l'instar de Laval, d'autres universités canadiennes ont maintenant leur centre de recherche dans ce domaine. En Acadie vint s'ajouter à la collection de P. Arsenault et Gallant de l'Île-du-Prince-Édouard celle du journaliste Joseph-Thomas Leblanc, constituée par l'entremise du journal La Voix d'Évangéline (1938-41). En 1942 paraissait le premier volume des Chansons d'Acadie (qui en comptaient sept en 1990), recueillies à Cheticamp (Cap Breton) par le père Anselme Chiasson avec transcriptions musicales du frère Daniel Boudreau. Le père Anselme développa par la suite à l'Université de Moncton des archives et un musée ethnographiques qui sont à l'origine du Centre d'études acadiennes. En 1946, Geneviève Massignon, enquêtant pour documenter son ouvrage sur le parler acadien, enregistra 240 chansons sur disque qu'elle déposa à la Phonothèque nationale (Paris). Il faut aussi rappeler les nombreuses chansons recueillies et publiées par Luc Lacourcière, Mgr Savard, Roger Matton et Dominique Gauthier. À signaler aussi Helen Creighton en Nouvelle-Écosse et Kenneth Peacock à Terre-Neuve qui, tout en cueillant des chansons folkloriques anglaises, en ont récolté quelques-unes en français. À l'Université Memorial de Terre-Neuve, il y a un Centre d'études franco-terreneuviennes dirigé par Gerald Thomas qui a recueilli un bon nombre de chansons folkloriques dans la population française de Port-au-Port et a publié le catalogue Songs Sung by French Newfoundlanders (1978). En Ontario, Germain Lemieux, qui dirige le Centre franco-ontarien de folklore de l'Université de Sudbury, a recueilli dans la population française du nord de l'Ontario plus de 3000 chansons et en a publié un certain nombre dans les deux volumes de Chansonnier franco-ontarien (1974, 1975). Au dépt de folklore de l'Université de Sudbury, Jean-Pierre Pichette et ses étudiants continuent l'oeuvre si bien commencée. Sudbury se trouve d'ailleurs près de l'ancienne route des voyageurs canadiens, des engagés du Grand Portage et des coureurs de bois. Cette voie d'eau partait de Montréal, remontait l'Outaouais jusqu'à Mattawa, par le lac Nipissing et la rivière des Français, gagnait le nord du lac Huron, en passant par Sault Sainte Marie, se rendait jusqu'au Grand Portage à l'ouest du lac Supérieur puis de là parvenait à Rivière Rouge. Il y a donc le long de cette route et dans le Manitoba des descendants de ces anciens voyageurs des pays d'en haut si renommés par leurs chansons. Un recueil intitulé Chansons à répondre du Manitoba (1979) témoigne de la vivacité encore actuelle de cette tradition. Tous ces centres d'études manifestent beaucoup d'activité au niveau de la recherche et de l'enseignement, assurant ainsi non seulement la conservation mais aussi une disponibilité aux études scientifiques.
Marius Barbeau a recueilli, en autres, des airs de danse joués par des instruments de musique comme le violon, l'accordéon, la musique à bouche et la guimbarde, et même des reels à bouche. On désignait ainsi l'imitation d'instruments avec la bouche pour faire danser. Les Archives de folklore de l'Université Laval conservent bon nombre de ces airs recueillis par Luc Lacourcière et ses collaborateurs. En 1990, à la suite de Jean Carignan qui jouait surtout des airs irlandais, les violoneux et les accordéonistes avaient publié de nombreux disques. L'étude de cette musique était encore à faire. Simonne Voyer a inclus des airs de cotillons et de quadrilles dans son ouvrage La Danse traditionnelle dans l'est du Canada (1986).
Que dire maintenant de l'utilisation artistique des chansons folkloriques? Il faudrait longuement parler des interprètes de concert : Charles Marchand et les Troubadours de Bytown, le phénomène de La Bolduc, le Quatuor Alouette, Eugène Daigneault, Ovila Légaré, Jacques Labrecque, Hélène Baillargeon, Alan Mills, Pierre Daigneault, Raoul Roy, Edith Butler et bien d'autres. En 1980-81, le Musée des beaux-arts de Montréal a fait une exposition de « L'Illustration de la chanson folklorique au Québec ». Il serait trop long d'énumérer les nombreux musiciens qui, comme Oscar O'Brien et Victor Bouchard, ont composé des accompagnements pour piano ou qui, comme François Brassard, ont fait des harmonisations pour choeur. Parmi les plus célèbres orchestrations d'airs traditionnels, il faudrait au moins mentionner la Suite canadienne de Claude Champagne, les Two Sketches for Strings de sir Ernest MacMillan, la Suite villageoise de François Brassard et L'Escaouette de Roger Matton. Il serait intéressant de montrer les originaux qui ont servi à la composition de ces chefs-d'oeuvre. Chaque chanson peut être considérée comme un document, une oeuvre admirable en soi et surtout une source merveilleuse d'inspiration.
Source : L'Encyclopédie Canadienne
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