Ethnologie de la danse en Bulgarie


En Bulgarie, ces dernières décennies ont vu paraître de nombreuses études portant sur la reconstruction de la culture et de la mythologie des Thraces. Elles sont fondées sur des données archéologiques, sur les motifs peints décorant les sépulcres et la poterie thraces, sur les sources écrites de la Grèce antique traitant de ce peuple. Ces nouvelles données nous permettent de déceler des traces de cette culture dans des rites bulgares contemporains et d’interpréter leur signification avec une grande vraisemblance [1]. Après avoir, pendant de longues années, étudié le folklore bulgare à la lumière du folklore slave, voilà que des travaux récents portent sur l’héritage culturel des Protobulgares.

Le folklore bulgare, comme celui de bien des peuples européens, hérite de l’idéologie de la grande culture antique et de ses liens symboliques qu’elle entretient avec les rites des rois prêtres : les principaux motifs mythiques de ces pratiques religieuses s’insinuent par la suite dans un folklore dont les traces sont encore bien vivantes. C’est à la lumière de la civilisation du bronze que l’on peut comprendre l’existence du personnage rituel du tzar et le rituel du début des labours pratiqué par le tzar-kuker, un personnage masqué, dans les rites des garçons célibataires. De même, on peut voir comment naît le mythe du héros laboureur vainqueur et expliquer l’apparition du personnage de la fille guerrière dans les coutumes des jeunes filles qui ont lieu pour la fête de la Saint-Lazare.

La Bulgarie se convertit au christianisme en l’an 865 et devient alors l’un des principaux pays byzantino-slaves. Dans les années qui suivent, période de prospérité spirituelle, les Bulgares adoptent l’alphabet qu’utilisent les Slaves du Sud et de l’Est, l’alphabet cyrillique. La liturgie se fait en langue slave, une importante littérature (autochtone et de traduction) s’émancipe alors.

Au cours du xive siècle, la Bulgarie tombe sous la domination turque pour cinq siècles. La vie des Bulgares se recentre sur la communauté villageoise. Les fonctions administratives, juridiques et normatives qui dirigent la vie sociale sont assumées par la culture folklorique bulgare. Le système rituel reste d’actualité jusqu’au milieu du xxe siècle. Dans les conditions de domination ottomane, la Renaissance bulgare survient plusieurs siècles après la Renaissance européenne. L’État bulgare ne reprend son indépendance qu’à la fin du xixe siècle.

Sous la domination islamique, « chrétien » devient synonyme de « bulgare », et le christianisme entretient la conscience ethnique bulgare pendant cinq siècles. À Pâques, à Noël, après la messe de dimanche et les fêtes du village dédiées aux saints protecteurs du calendrier bulgare chrétien, on danse le horo [2], et cette ronde devient un signe de reconnaissance ethnique. « Qu’elles sont belles les croyances bulgares, les Bulgares dansent le horo chaque dimanche et trois jours durant pour Noël et Pâques. » Jusqu’à l’indépendance, la culture médiévale patriarcale chrétienne reste prégnante. De nos jours, les jeunes peuvent encore en témoigner.

Le regain d’intérêt qui se manifeste pour les danses folkloriques de Bulgarie se traduit par les études et les descriptions qui en sont faites pour les enseigner dans les écoles ; l’intérêt scientifique est cependant plus tardif. Il date du début des années trente. Les premiers folkloristes sont persuadés de la grande valeur du folklore et de la nécessité d’en explorer les différents aspects théoriques, y compris les danses. Ce sont essentiellement des musiciens et des théoriciens qualifiés. La thèse de Stoyan Dzhudzhev [3] consacre une grande place aux danses folkloriques, à leur construction rythmique et à leur transcription. En dehors des quatre volumes consacrés à la musique folklorique bulgare, il fait paraître une monographie [1945] dans laquelle il expose l’alphabet des gestes et fait une analyse morphologique des mouvements et des attitudes de danse. Il applique à la description des danses folkloriques bulgares les préceptes taxinomiques hérités de Maurice Emmanuel [1902] et de Louis Sechan [1920]. Ce sont les premières grandes classifications de l’ethnographie bulgare. Elles sont conduites à la lumière de l’anthropologie [ibid.].

L’ethnologie de la danse traditionnelle folklorique est fondée par Rayna Kacarova. Dans son travail, elle met l’accent sur l’étude régionale des danses folkloriques. Plusieurs problèmes théoriques tels que la structure, l’analyse, la classification, les variations des danses populaires se posent. L’auteur dépasse le simple enregistrement des musiques, porte son intérêt sur le contexte et croise deux axes d’investigation : musique et théorie d’un côté, recherche portant sur le folklore de l’autre.

Les danses

Dans la détermination des principaux types de danses folkloriques nous admettrons comme point de départ une séparation en orchestique étudiant les pas, les mouvements, les attitudes d’un danseur isolé et en choristique qui se rapporte aux mouvements coordonnés d’un groupe de danseurs qui se tiennent la main [ibid].

Dans l’épreuve taxinomique, il n’est pas rare que l’occasion fasse le nom : Pâques, la fête de saint Georges, le mariage, la moisson, etc. De cette manière, nous divisons les danses bulgares en deux groupes : celles qui sont liées aux rites ; les danses non rituelles, les danses de fête qui ne sont pas strictement associées à un rite.

De longues années passées à étudier la culture traditionnelle bulgare et un intérêt particulier que nous portons aux formes archaïques de musique et de danse conservées jusqu’à nos jours nous ont amenées à dépouiller une grande quantité d’informations : en analysant les données enregistrées de plus de 4 500 danses, notre attention a été attirée vers les relations qu’entretiennent le mythe, le rite et l’art, sur plusieurs niveaux hiérarchiques : premièrement, nous étudions les faits concrets concernant la musique et la danse folkloriques, deuxièmement leur sémantique dans le contexte du rite. Troisièmement, nous étudions les rapports des danses et des musiques au sein du système complet de rites qui comprend le cycle annuel festif et les rituels marquant l’existence humaine. Quatrièmement, nous étudions la musique et la danse comme porteuses de la charge sémantique au sein de la cosmogonie bulgare, conception que nous restituons en confrontant les croyances mythiques et traditionnelles avec les pratiques rituelles qui ont été conservées et avec les textes des chants rituels et les récits des informateurs.

Nous voulons déchiffrer la signification des chants anciens, dotés d’une sonorité spécifique, puissante et aiguë, la signification des gestes, des formes, des mouvements des danses rituelles. En d’autres termes, nous cherchons à décrypter le message venu de l’Antiquité, quand le mythe était une réalité vivante.

En Bulgarie jusqu’au milieu du xxe siècle, la danse rituelle reste une entité vivante qui continue de se développer et qui comporte des fonctions et des messages de l’Antiquité et des époques culturelles ultérieures. Dans sa forme actuelle, elle se présente comme la répétition d’une formule chorégraphique élémentaire. Cette répétition entraîne les danseurs hors du quotidien tant sur le plan de leur conduite motrice que sur le plan de leur condition psychique, et les fait passer dans le sacré. Sous la simplicité extérieure se cache un univers complexe, un message qui nous parvient de l’Antiquité et qui s’est transmis de génération en génération. L’une des principales fonctions de la danse rituelle au sein de la culture folklorique est de transmettre le savoir : la connaissance de l’organisation du monde, de l’homme, de soi, de la société et de ses règles, ses lois, son administration, ses valeurs ; c’est un savoir de l’ordre de la mythologie et de la conception du monde.

Dans la culture folklorique, il faut distinguer les danses rituelles masculines et les danses rituelles féminines. Tant par leur diversité et leurs variations que par la richesse de leurs significations et de leur stratification culturelle, les danses féminines sont très largement prédominantes.

La danse la plus répandue dans la culture traditionnelle bulgare est une danse en chaîne, le horo. Il est important car il agit comme un moyen de communication avec le monde sacré ; c’est un événement qui, étant donné la spécificité de la culture folklorique, renferme toute l’expérience sociale, historique et culturelle de la communauté.

Les danseurs se prennent la main ou par la ceinture et dessinent un cercle fermé ou ouvert. La chaîne ouverte s’enroule et prend des formes variées : un cercle, un colimaçon, un serpent, un arc ouvert dont les deux bouts s’enroulent en spirale, etc. Il existe des centaines de types de horo aux pas très variés. Cette diversité est encore plus grande si on considère les variantes et les différents rythmes métriques : ravnodelni et neravnodelni (« symétriques » et « asymétriques ») dont la musique et la danse folkloriques bulgares sont très riches.

Si le horo est une danse – on dit « jouer le horo » – il est aussi un événement social : « Je vais au horo », c’est aussi un lieu de jeu, comme le révèlent les mots dessinant les lieux : horishte (l’endroit où se danse le horo), igralishte (l’endroit où l’on danse, où l’on joue). Le horo est comme un être vivant. En bulgare, on dit que « le horo danse » au lieu de dire que les gens dansent. Le horo est considéré dans la culture bulgare comme une entité vivante et non comme un assemblage mécanique de danseurs.

La chaîne ouverte est guidée. Son départ est appelé chelo/glava (« front/tête ») et sa fin s’appelle la queue. La chaîne du horo est considérée comme un corps vivant avec une tête et une queue. Ce n’est pas seulement que la forme de la chaîne ressemble à celle d’un serpent, c’est aussi que cette association est profondément ancrée dans l’esprit des gens comme le signalent ces expressions : le horo « se tord comme un serpent », « s’enroule jusqu’à entourer toute la place », « s’enroule en neuf rangées », etc.

À la différence d’une œuvre d’art, qui livre son message en elle-même et d’un seul bloc, dans une œuvre folklorique, une partie du message se trouve dans le contexte. Le sens est porté par l’information que contient la danse. C’est pour cette raison que la danse folklorique n’a pas nécessairement besoin de thème : la répétition à l’infini d’une formule chorégraphique simple est largement suffisante. L’importance du horo est dans la situation de communication. Le horo est un événement qui, eu égard à la spécificité de la culture folklorique, concentre en lui seul toute l’expérience sociale, historique et culturelle de la communauté.

Nous traitons le horo non seulement comme une danse mais aussi comme une dramaturgie. Le modèle du horo de fête de la première moitié de notre siècle se caractérise par une dramaturgie uniforme du même type que celle du horo du dimanche. On distingue deux types de horo de fête selon la dramaturgie : l’un lié aux fêtes du calendrier dans lequel les jeunes filles ouvrent la fête avec des horo rituels dont la musique chantée célèbre Pâques ou saint Georges ; et le deuxième, le horo de dimanche comportant le répertoire local des horo sans caractère rituel. C’est un événement ordinaire, régulier qui représente une situation essentielle dans la préparation des mariages.

Le horo de fête se danse tous les dimanches et à l’occasion de toute fête importante, mais n’est pas lié directement à un objectif rituel. Il représente une forme plus abstraite de communication, une étape ultérieure dans le développement de l’idéologie de la danse.

La plupart des horo se dansent à droite, mais il en existe certains qui se dansent à gauche ou dans les deux sens. Les horo qui se dansent à gauche sont surtout liés aux rituels et à l’au-delà. Les grands horo de fête, de Pâques et de la Saint-Georges, commencent par un horo féminin se dansant à gauche. Les horo dansés sur une chanson sont habituellement féminins et se jouent dans un cercle fermé. Les instruments qui le plus souvent accompagnent le horo sont la cornemuse et le kaval, la grosse caisse.

Calendrier des danses

Dans le système des fêtes, on voit se mêler les moments cruciaux de la vie humaine, du cycle annuel de l’agriculteur et de l’éleveur, les changements des saisons et le mouvement des corps célestes. Les rites indiquent les moments de transition aussi bien sur le plan de la société que ceux de la nature et du cosmos. De ce point de vue, les principales danses rituelles sont concentrées dans les rites de passage [Van Gennep, 1969]. Ce sont les fêtes chrétiennes de Noël (la nuit du 24 décembre), quand le jeune garçon rejoint le groupe des célibataires bons à marier, la fête de saint Lazare (une semaine avant les pâques orthodoxes), quand la fillette devient une jeune fille à marier, et le mariage (qui se fait traditionnellement pendant l’hiver). Ces célébrations réactualisent bien des rites anciens préchrétiens, qui forment des cycles rituels culminants. Leur sens ancien persiste et cohabite avec le nouveau en formant un autre paradigme sémantique. Ceci nous amène à préciser qu’en parlant de rites d’initiation nous pensons à cette nouvelle synthèse qui a transformé l’ancienne initiation et l’a dotée d’un sens différent.

Hiver

C’est l’époque des rites d’initiation masculins qui sont consacrés au mariage et au travail de la terre. Le cycle s’étale de la fête de saint Nicolas à celle de saint Jordan. La première marque la préparation des garçons pour les rites. Ils doivent prouver qu’ils sont prêts à être maîtres de maison et époux. À partir de la Saint-Nicolas, les jeunes célibataires se réunissent en groupes placés sous la houlette d’un leader et apprennent des chants et des jeux pour la fête de Noël. Ils s’initient au voyage périlleux qui les conduira dans l’au-delà et aux prouesses que le héros doit accomplir pour épouser la jeune fille à la pomme d’or, comme le dit une chanson.

À Noël, ces groupes vont de maison en maison et en bénissent les hôtes. Lors du koleduvane, les rites de Noël, les hommes chantent ensemble, d’une façon qui est typique de la culture chrétienne bulgare, et ces chants constituent le principal rite d’initiation de ces jeunes célibataires. On retrouve là les jeux initiatiques masqués préchrétiens originels qui continuèrent à se développer parallèlement au koleduvane. Dans ces jeux, le mythe est présenté à travers des mimes qui mettent en scène des situations et des personnages symboliques, tandis que lors du koleduvane le mythe est chanté et conté sous la forme d’une bénédiction, proférée parfois à une telle rapidité qu’elle en devient incompréhensible, alors que la danse buenek qui est exécutée pendant les déplacements fait allusion au voyage mythique effectué vers l’au-delà.

De Noël à la Saint-Jordan s’étalent les jours appelés « sales », « non baptisés », pendant lesquels errent les « malpropres » : les dracus (« diables »), les vampires, etc. Ce sont les jours de chaos qui précèdent la naissance de la nouvelle vie, de la nouvelle année, du nouvel ordre cosmique et culturel. Ces jours-là se promènent des hommes masqués, et c’est le type plus archaïque de l’initiation des jeunes célibataires. Tout au long de ces nuits hivernales, glaciales et terrifiantes, les groupes de jeunes hommes agitant des sabres de bois vont de maison en maison vêtus de fourrures, portant des masques d’animaux garnis de clochettes.

Dans la mascarade bulgare traditionnelle, il n’y a pas de danse au sens classique du terme. Le comportement du personnage masqué représente néanmoins le canevas du rituel. La danse, ou plutôt l’activité rythmo-motrice des hommes masqués, constitue un élément de l’action rituelle globale, au sein de laquelle cohabitent des images, des formes culturelles, des significations et des activités provenant de différentes époques. Même de nos jours, en plus des masques s’agitent en rangs serrés des guerriers, les kuker, à côté du tzar-héros-kuker accomplissant des prouesses, accourent et « content » la genèse de la vie de quelques hypostases de la grande déesse, vieillarde, tzigane, mariée voilée portant un bébé ou un chat. La danse qui lui est consacrée nous est parvenue en ayant conservé la forme d’une danse masculine très ancienne à côté de structures chorégraphiques innovantes, horo, rachenica [4], parfois même des plus inattendues comme la samba, la rumba, etc.

Le comportement moteur dans la mascarade est marqué par un pas « boiteux » et un rythme iambique. C’est un pas en 2/4 marqué par un accent sur un pied au deuxième temps ou une démarche en bonds aux variantes rythmiques différentes. En fonction de leur déploiement dans l’espace, les danses des masques se présentent sous deux formes de jeux : un jeu individuel relativement libre selon lequel se déplacent et agissent les masques isolés et un autre, organisé en groupe qui porte les marques de l’initiation masculine et représentant l’ancienne union des guerriers. Ils se mettent en rangs, souvent en cercle et ils ont pour règle de ne jamais se tenir par la main.

Le prototype de la création contenu dans les initiations représente le niveau le plus profond de deux aspects fondamentalement liés mais opposés de l’expression par les signes qui est étroitement liée aux jeux masqués. Le premier type représente le type universel de la création par le « sujet », une création qui procède par une suite d’actions irréversibles et préméditées qui avant d’être exprimées sous une forme verbale se gravent dans le scénario de l’initiation et des actes rituels qui sont à son fondement. Le « récit » par le mouvement et l’action des masques relève de cette catégorie. Le deuxième aspect du processus sémiotique se rapporte à la création d’une disposition particulière, de capacités, etc. En d’autres termes, c’est l’organisation des processus psychophysiques, la régulation et l’orientation des énergies intérieures afin d’atteindre des objectifs culturels précis. Toute l’attitude motrice de type non narratif, la danse, qui accomplit un rite, qui produit et répand de l’énergie, se rangent actuellement dans cette catégorie.

Si dans la chorégraphie nous divisons les danses en deux types se rangent actuellement dans cette catégorie : une danse narratrice, figurative, pantomime et une danse d’action, qui n’exprime rien d’autre qu’elle-même ; c’est dans les jeux masqués que l’on peut observer ces deux courants réunis dans une forme commune, chacun étant clairement identifiable. Le premier type de danses met en scène un jeu d’oppositions sémantiques caractéristiques du rapport entre l’homme et le monde ; le second met en scène des états psychologiques, de tonus énergétique, tension ou relâchement, d’une concentration silencieuse ou d’un débordement tumultueux d’énergies, d’états modulateurs énergétiques et d’états psychophysiologiques qui scellent le rapport entre l’homme et le monde. Ce sont deux processus sémiotiques opposés par leur orientation, qui guident les forces humaines vers des actions différentes.

Ce sont justement ces archétypes de la maîtrise et du déploiement des énergies humaines qui sont à la base de la musique et de la danse. Dans le processus ultérieur d’orientation, de stylisation, de découpage d’un élément rythmique de base dans la danse, l’archétype poursuit son existence, s’implique dans chacune de ses manifestations. Ceci nous permet de dire que la danse des jeux masqués est repensée et métamorphosée à l’instar des personnages qu’elle met en scène, que dans la danse se superposent les reflets des différentes époques culturelles mais en même temps qu’elle conserve des formules archaïques et nous livre des messages de l’Antiquité.

De l’hiver vers le printemps

La bénédiction de l’eau lors de la Saint-Jordan marque la fin des principaux jeux et rites d’initiation masculine, et le jour suivant, à la Saint-Ivan, a lieu une grande baignade purificatrice dans une rivière, un puits ou une fontaine (analogie à un baptême dans l’eau, l’eau symbolisant ici l’un des éléments fondamentaux). Les témoins baignent les jeunes mariées, les jeunes garçons baignent les jeunes filles, le meneur baigne le groupe de koledari, le groupe qui participe au koleduvane. Après la baignade se forme un grand horo de fête. Un cycle se ferme, un autre s’ouvre : commencent les horo hivernaux du soir, « à vampire », pendant lesquels les garçons qui viennent d’être initiés ont le droit d’enlever les jeunes filles qui sont à marier. Les jeunes hommes mariés passent dans la catégorie des hommes mariés.

Après la Saint-Ivan arrive la Babinden, le « jour des grands-mères » avec sa « bacchanale » de femmes : ce jour-là, les femmes boivent du vin sans limites, dansent d’une façon grotesque et érotique, se déguisent, font des farces, jouent des scènes indécentes, etc. Elles ont un comportement qui est impensable pour les femmes du village bulgare patriarcal. Ce jour-là sont aussi fêtées les babi, les sages-femmes.

L’hiver est également le temps des mariages pendant lequel les horo et les chants rituels féminins alternent avec les danses mixtes au son d’une cornemuse. Le mariage est un rituel servi par l’emblématique danse rachenica, qui peut être, indifféremment, une danse féminine, masculine, sacrale, orgiaque, en solo ou en chaîne. À la fin de l’automne et en hiver se déroulent également les sedianka (les « veillées »), pendant lesquelles les jeunes filles déploient leur habileté ; elles filent, tricotent et chantent. C’est le moment où les jeunes sympathisent, se séduisent. Ce sont des soirées à chansons.

L’apogée de toutes ces fêtes est Sirnica, qui termine les rites hivernaux, les veillées, les fiançailles, les mariages et les horo du dimanche avec la participation de tous. Alors les rites printaniers peuvent commencer. Cette fête correspond au carnaval. C’est une période importante de transition épique marquée par le basculement de l’hiver vers l’été, de l’ancien vers le nouveau, de la fin vers le début, de la mort vers une nouvelle naissance. Aucune autre fête bulgare n’est aussi riche en danses et en musique. Le spectacle et le son sont étonnants de variété : des chants lents, languissants, entrecoupés de cris appelant le printemps alternent avec des chansons rapides, puissantes, menant le horo. Des horo calmes, dansés sur un chant alternent avec des horo vifs, animés, pleins d’entrain, accompagnés par une cornemuse et une grosse caisse. Le son des clochettes des danses masquées, les coups de fusil, les cris aigus et les gros mots des jeunes garçons transpercent le chant monotone des jeunes filles. L’énergie des corps dansants et du son puissant culmine dans le grand horo de Sirnica. C’est à Sirnica que l’on danse les horo mixtes les plus vifs et très fréquentés. Ces horo visent à assurer la fertilité de la terre, surtout à travers le jeu masculin qui symbolise la fécondation de la terre, on bondit, on s’accroupit, on donne des coups de pied vigoureux.

Le printemps

Selon le calendrier orthodoxe, pendant le carême, les horo mixtes, les veillées et les mariages sont interdits. Il est interdit de danser le horo, surtout accompagné par un instrument de musique. Dans la culture bulgare traditionnelle, jouer d’un instrument de musique est l’apanage des hommes, et chanter le horo est réservé aux femmes. La période pendant laquelle on ne danse pas le horo correspond aux rites d’initiation des jeunes filles ; bien que transformés ils portent toujours les marques de l’ancienne initiation. Cette période s’étale de Sirnica jusqu’à la Saint-Lazare et Pâques.

Les jeux des jeunes filles sont organisés au moment des principales fêtes chrétiennes et des dimanches du carême. Les endroits prédestinés à accueillir les jeux des jeunes filles au printemps sont les clairières des environs des villages et surtout les collines ou les sommets. Ce sont des lieux sacrés, chargés de significations mythologiques anciennes : les sommets représentent les frontières entre les mondes, et sont peuplés de divinités. Dans la culture traditionnelle bulgare, ces lieux sacrés sont marqués par un chêne, une pierre, une croix, une chapelle, les ruines d’un ancien sanctuaire, etc.

Pendant le carême, on ne joue pas le horo fermé en rond. Dans toute la partie orientale de la Bulgarie, on exécute une danse particulière en chaîne qui n’est pas considérée comme un horo. L’appellation la plus répandue de cette danse est buenek. Les filles dansent en chaîne ouverte qui ne se ferme qu’à Pâques « quand le dragon mord sa queue » et quand les jeunes filles sont prêtes à se marier. Le buenek représente un élément principal des rites initiatiques printaniers des jeunes filles. Cette danse porte de nombreux noms : ludata, tichanicata, na byagane, boyan, vazhenica, luda lazara, kriva lazara, krivo horo, karapile.

Le vocabulaire scientifique désigne du nom de buenek un groupe de danses qui se ressemblent par leur mesure en deux temps, souvent iambique. Les gens forment une longue chaîne, avancent en marchant ou en sautillant, ou s’élancent avec un pas de course. C’est le type de danse connue dans toute l’Europe sous le nom générique de farandole dansée habituellement au temps du carnaval et qui existe depuis l’Antiquité. La chaîne dansante s’enroule et dessine les formes d’un serpent : elle s’enroule, se tend, s’enroule et se relâche.

Ce corps composé de jeunes filles constitue la chaîne du buenek. Il possède une respiration, des impulsions propres. L’alternance des rythmes lents ou rapides, tendus ou relâchés, les ondulations des mouvements alternant l’enroulement et le déroulement d’une spirale donnent une impression de vie qui palpite et qui rayonne d’énergie. Ce corps s’empare de l’espace et le délimite, et crée un ordre cosmique.

La fonction rituelle de la danse est de charger les danseurs en énergie pour leur permettre de passer dans un autre monde, une autre dimension, une autre condition, de changer, ce que représente l’initiation. Au plan idéologique, ces danses sont reliées au concept du labyrinthe et au chemin menant à la connaissance secrète. Le parcours de ce chemin se lit comme l’assimilation de valeurs culturelles. Au moyen de la danse et de la chanson, de la vibration du corps et de la voix, les jeunes filles réveillent la nature, appellent le printemps. La danse broyanek « crée le monde » qui est un labyrinthe, elle mène à la connaissance du monde, à la connaissance secrète : parcourir ce chemin veut dire apprendre à conter.

Dans les clairières et les collines, les jeunes filles dansaient des journées entières. Ce n’est pas par hasard. Le mouvement perpétuel et envoûtant est l’un des buts cachés du buenek : un mouvement qui réveille les forces vitales des jeunes filles et de la nature, un mouvement qui affirme la vie. Et le printemps est l’élan vers une nouvelle vie. Les jeunes filles, à l’âge de la puberté, possèdent la force magique de réveiller et d’attirer le printemps par les vibrations de leur corps et de leur voix. Ainsi en étant initiées à leur mission de femmes, elles sacralisent le temps, l’espace et contribuent au déroulement normal des saisons.

Les vieux Bulgares disent que c’est quand le serpent mord sa queue que les bouts de horo se joignent. Ceci se produit à Pâques. Après avoir dansé un buenek pendant quarante jours, la chaîne en forme de serpent se ferme et les jeunes filles « ouvrent » la fête de Pâques avec un lent pominalo (« lié à la mort »), un chant accompagnant un horo en cercle fermé, dédié à la mémoire des jeunes filles et des jeunes gens décédés au cours de l’année. La représentation du horo, un serpent qui mord sa queue, est une variante locale du symbole universel ouroboros.

Le cycle des rites d’initiation des jeunes filles a une phase préparatoire ; pendant le carême, on sort du village afin d’apprendre les chansons, les buenek, les jeux que les jeunes filles exécuteront à Pâques et le lazaruvane, un rite que les jeunes filles accomplissent pour la fête de saint Lazare ; il est analogue à celui des garçons pour Noël. Un groupe de jeunes filles va de maison en maison, bénit les foyers et les familles en chantant et en dansant. En échange, les villageois reconnaissent qu’elles sont bonnes à marier. La transformation des jeunes filles représente la transition qu’elles vivent du point de vue du statut social et sur le plan personnel. C’est également une renaissance du socium et un nouvel ajustement du cosmos.

Le lazaruvane fait partie du complexe de rites printaniers des jeunes filles qui sont accomplis pendant le carême et qui se terminent à Pâques. Il en représente le point culminant du point de vue artistique et festif, et aussi du point de vue de sa signification, de son contenu, de sa forme, de ses chants et de ses danses dans le contexte de la communauté villageoise patriarcale. Ce rite remodèle les rites extatiques et énergétiques féminins qui comportent des prédictions kumichene et laduvane datant de l’époque patriarcale préchrétienne. Le lazaruvane est l’aboutissement d’une très forte focalisation de rites féminins « d’éveil », d’initiation et de transformation, sur lesquels se développent des rituels d’accompagnement et de lamentation ; par exemple, l’« enterrement de Lazare », le « départ de Lazare », la « mise à mort de Lazare » : des jeux contenant le mythe de la divinité mourante et naissante. Le rite traite également du thème du mariage hiérogame, l’union sacrée d’un héros avec une déesse, et ce mythe est l’un des plus importants du complexe mythologique des Thraces. On peut le voir représenté sur des récipients d’or et d’argent datant de cette époque.

Les sacrements des initiations coïncident avec le carême, l’interdiction des horo et des veillées, en gardant une puissante fonction d’éveil. La période précédant le lazaruvane est une phase secrète pendant laquelle la reconstruction de soi-même, la préparation et l’accumulation de forces afin d’accomplir la consécration lors du vrai lazaruvane avec chants et danses dans les maisons deviennent prégnantes. C’est une activité beaucoup plus récente des rites de jeunes filles qui est orientée vers le réveil de la forêt, vers une résonance avec la nature. La dominante de l’activité de chant et de danse des jeunes filles est transférée vers la consécration des foyers et des hôtes. De l’harmonie entre l’homme et la nature on passe vers une harmonie au sein de la société humaine par une confirmation de la hiérarchie, de l’ordre interne, par le « don pour don » (« talent pour talent »). C’est par là que se noue le nœud du solide « pour santé et fertilité » qui explique le sens du rite jusqu’à nos jours.

Lors du lazaruvane, les filles dansent dans les cours des maisons et nous savons que le foyer et la cour des animaux tiennent une place centrale pour l’homme médiéval : elle renferme le modèle de l’univers. Ceci permet le déplacement des jeux des filles qui descendent des collines et des coteaux jusqu’aux cours des maisons. Alors, les lazarki, les personnages rituels, intercèdent pour les jeunes filles et les jeunes garçons, pour chaque membre de la famille et chantent des chansons de chaque métier : berger, prêtre, maire, scribe. On dit « voix de lazarki » au lieu de « chansons » et « jeux de lazarki » au lieu de « danses ».

Il existe une autre danse caractéristique de la Saint-Lazare qui vient de l’ouest de la Bulgarie ; elle s’appelle shetane (« faire le ménage »). C’est une danse sans finalité pratique mais investie d’une grande force de suggestion. Deux filles lazarki se tiennent face à face et font des petits pas en avant et en arrière accompagnés de légers tremblements de tout le corps. Puis elles se croisent, échangent leur place et se retrouvent de nouveau face à face. Dans leurs mains, elles agitent des mouchoirs. Deux groupes de trois filles chantent des cantiques anciens à deux voix. Le son puissant, aigu, appelé izvikvane (le « cri »), l’étrange recueillement et le chant des filles lazarki, comme le croisement, l’asynchronisme du rythme de la danse et du chant témoignent de l’ancienneté de cette activité sonore et motrice.

La danse de la lazarka est une exemplification du comportement de la fille bulgare au sein de la société traditionnelle. Lors de la danse et du chant de lazarki se constitue le stéréotype du comportement culturel, social et chorégraphique de la femme bulgare, ce qu’aujourd’hui nous appelons style de chant et de danse rituels féminins bulgares.

Dans les rites folkloriques bulgares, la fille danse « dès qu’elle voit son linge », « dès qu’elle se sent jeune femme » et selon le calendrier juste après Mardi gras, à partir du mercredi au bout de trois jours de jeûne. Le carême se déroule à des époques différentes, suivant les régions du pays, mais dans tous les cas les chants et les danses ont un caractère d’éducation et de préparation de lazaruvane au moment des fêtes de Saint-Lazare et des Rameaux. Lazaruvane et kumichene sont des fêtes, des rites de passage des jeunes filles en « filles accomplies ». Comme tels ils comportent beaucoup de danses. Après la Saint-Lazare et les Rameaux suit la présentation de la jeune fille au moment du grand horo de Pâques. Elle peut alors, pour la première fois, rejoindre les danses du village. Plus encore, elle devient une figure principale dans l’accomplissement de l’activité vocale et chorégraphique. Ayant accompli le lazaruvane, la jeune adolescente tient un rôle principal dans le groupe rituel dansant et chantant du village qui « ouvre » et conduit la dramaturgie du horo de fête sur la place du village. Les jeunes filles dansent le horo dans les moments les plus importants de prédictions des mariages à Vassilyovden (le 1er janvier), la Saint-Georges (le 6 mai), Enyovden (24 juin). Leurs chants, horo et rachenica, sont essentiels dans l’accompagnement d’un mariage, surtout jusqu’au dimanche soir quand le témoin est raccompagné avant la conduite de jeunes mariés. La jeune fille danse le soir des horo, Vampirski, Kavalski, qui réglementent les occasions dans lesquelles elle peut être rencontrée, vue, aimée et même enlevée pour être épousée. Par la suite elle danse en tant que fiancée, lors du horo d’adieu avec ses amies dans la maison de ses parents, elle fait ses adieux aux proches et aux parents par une danse avant son départ pour le mariage, et ceci met fin à son activité chorégraphique de jeune fille.

Du printemps vers l’été

À la fin du carême, Pâques et la Saint-Georges sont des fêtes majeures de la culture traditionnelle bulgare ; sont organisés de grands horo lents, dansés en cercle sur des chants presque non mesurés. Par ces horo, les jeunes filles nouvellement initiées et les jeunes épouses mariées l’hiver passé demandent le pardon et obtiennent la permission de se joindre au grand horo de fête. Elles entrent ainsi dans la société du village avec leur nouvelle condition sociale. Après l’ouverture des célébrations par des horo lents suivent les festivités et les horo qui durent des heures.

Au moment des grandes fêtes comme la Saint-Constantin et Elena, la Sainte-Marina, la Sainte-Ilia, l’Assomption, par exemple, sont organisées de grandes festivités pendant desquelles on danse des horo et on chante tout au long de la journée. Des rites spécifiques ayant une importance régionale se déroulent à la Saint-Jean (Enyovden) ; celui du pré-mariage de jeunes filles comprend des éléments curatifs : on ramasse des herbes médicinales en chantant et on les piétine afin d’accroître leurs vertus ; on danse les kalushar, des danses rituelles curatives masculines exécutées pendant la semaine rusalska [5] et qui se fondent sur une technique ancienne de transe ; le nestinarstvo est dansé sur des braises, au son d’une cornemuse et d’une grosse caisse. C’est une danse liée à la divination et aux prédictions.

Pendant l’été, les rites sont liés aux sorties que l’on fait dans les bois et les clairières, on se roule dans la rosée, on se baigne dans les rivières, on passe la nuit en plein air ou dans une grotte, on joue avec le feu, on absorbe des herbes magiques : ce sont tous des souvenirs d’activités orgiaques qui suivaient le cours de la nature luxuriante et l’activation cyclique des forces du feu et de l’eau. En automne reprennent les veillées, les horo du dimanche, les fiançailles et les préparatifs des nouveaux mariages.

Ce survol rapide du calendrier nous aura permis de présenter les situations, les liens et les aspects de la danse folklorique au long du cycle annuel. Par ces rites, une culture folklorique continue à véhiculer des repères du temps cyclique au moins jusqu’au milieu du xxe siècle. Les recherches contemporaines portent particulièrement sur les variantes locales, chaque village reproduisant d’une manière unique un modèle culturel, tout en mettant en évidence des traits caractéristiques. ?

Traduit du bulgare par Ralitza Kiperova

Notes

[1] On peut encore entendre de nos jours les personnes âgées des villages raconter la version folklorique du mythe d’Orphée dont la musique envoûtait même les animaux. Dans le conte folklorique, le héros apparaît comme un berger, un pastoureau et en raison de la charge sémantique de ce personnage autant comme un meneur de brebis que comme un meneur d’âmes. Grâce à son don de jouer de la musique et de voyager dans l’au-delà le berger entre en compétition avec des êtres surnaturels, les nymphes : il joue, elles dansent, s’il n’arrive pas à jouer jusqu’à ce qu’elles aient assez de danser, elles lui prennent la vie.

[2] Le horo est une danse caractéristique des Balkans.

[3] S. Dzhudzhev (Djoudjeff) est diplômé de la faculté d’histoire et de philologie de l’université de Paris, et s’est spécialisé dans les sciences musicales à l’Institut de l’art et de l’archéologie de la même université. Il suit des cours de sciences musicales à l’université et au Conservatoire de Paris, et à la Sorbonne. En 1931, il est docteur de l’université de Paris avec sa thèse Rythme et mesure dans la musique populaire bulgare.

[4] Rachenica : danse traditionnelle aux petits pas rapides que l’on exécute seul ou en couple l’un en face de l’autre, en 7/16.

[5] C’est la semaine qui commence avec la fête de Sveti Duh (le « Saint-Esprit ») et pendant laquelle on croit que les rousalki, les nymphes de la forêt, sont particulièrement actives et dangereuses.

Source : Cairn

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