Le Tango argentin

Brève histoire du tango argentin : Les origines, 1870 - 1910.


Par Noël Blandin / La République des Lettres, mardi 07 août 2007.

Le tango naît sur les rives marécageuses du Rio de la Plata, dans les faubourgs de Buenos Aires (Argentine) et de Montevideo (Uruguay), pendant le dernier quart du XIXe siècle. L'étymologie du mot reste aujourd'hui encore incertaine, les historiens proposant de nombreuses et diverses origines locales ou africaines.
L'Argentine, indépendante depuis 1810, a libéré ses esclaves noirs et unifié ses provinces. Elle se dote d'une capitale, Buenos Aires, et, en 1880, d'une Constitution fédérale. Dès 1870, elle fait appel à l'immigration européenne pour assurer son développement économique. Le port de Buenos Aires voit débarquer plusieurs millions d'immigrants, surtout italiens (notamment des napolitains qui exerceront plus tard une certaine influence sur les mélodies du tango chanté) et espagnols, mais aussi allemands, français, juifs d'Europe de l'Est, etc. Tous rêvent de faire fortune sur les terres du nouveau monde mais beaucoup d'entre eux vont bientôt perdre leurs illusions. Ils s'entassent à la périphérie sud de la ville dans d'immenses taudis, appelés conventillos, où ils se mêlent à une population locale miséreuse. Celle-ci est composée essentiellement de deux communautés. Celle des anciens paysans et gauchos (gardiens de bétail) qui ont quitté la pampa (campagne argentine), descendants des populations indigènes d'origine amérindienne ou issues des anciens colonisateurs espagnols, et celles des noirs, mulâtres et créoles descendants eux des anciens esclaves importés le siècle précédent d'Afrique noire vers les Antilles, les Caraïbes et toute une partie du continent latino-américain. Dans les faubourgs qui se peuplent à vue d'oeil, au coin des rues ou dans les patios des conventillos, s'improvisent alors d'humbles petits bals. Avec quelques instruments de musique -- flûte, guitare, parfois mandoline,... -- et les pas de plusieurs danses traditionnelles du monde entier -- Habanera cubaine, tango andalou ou gitan, candombé d'origine africaine, contredanse française, polka, folklore tzigane et yiddish, canzione italienne,... -- qui mixent tout ensemble les rythmes et les mélodies des européens à ceux des payadores (chanteurs itinérants) et des noirs des orillas (rives du Rio de la Plata), s'élabore entre 1870 et 1890, à la suite de la payada, une nouvelle danse populaire métissée spécifiquement argentine: la milonga, qui donnera naissance vers 1890-1900 au tango argentin.
En raison du manque chronique de femmes -- 75% de la population est masculine--, les hommes désoeuvrés dansent entre eux. Ils s'inspirent de leurs danses traditionnelles pour inventer de nouvelles figures tout en imitant, pour les pasticher, les danses picaresques locales et surtout les danses cadencées des noirs héritées du candombé africain et de la habanera cubaine, cette dernière étant déjà elle-même une version imitée par les anciens esclaves noirs de la contredanse de leurs maîtres espagnols. Cela donne la milonga canyengue ("cadence" en dialecte d'origine africaine), qui devient ainsi le premier véritable style de tango dansé. Le soir, les hommes se rendent dans les lupanars et les bastringues qui fleurissent dans les faubourgs et dans les zones mal famées du port et des abattoirs de Buenos Aires. Ils passent la nuit à boire, à frimer et à danser avec les filles de joie au son de vieux pianos déglingués ou de petits orchestres improvisés avec piano, violon et guitare. C'est dans ces lieux de débauche que naît le tango argentin dansé, à la fois mélange des pas du canyengue et de nouvelles figures chorégraphiques -- la coupe (Corte), la cassure (Quebrada), etc. -- évoquant le plus souvent la séduction et l'acte sexuel. Au cours de ces nuits émaillées de querelles, les premiers milongueros (danseurs de tango) expriment leur machisme et leur virilité mais aussi par moments leurs sentiments d'exil et de nostalgie, leurs peines de coeur et leurs désirs inassouvis. Progressivement, ils vont développer, codifier et complexifier les pas assez simples et rapides ainsi que les rythmes plutôt marqués et enjoués de la milonga pour donner naissance au tango orillero, un nouvel art typiquement portègne du pas de deux et de l'abrazo (enlacement) enrichi de figures lascives et de mouvements à connotation sexuelle qui scandalisent la bonne société puritaine du centre-ville.
Coté musique, apparaissent à partir de 1880 les premiers tango-milongas et tango-criollos aux couplets naïfs généralement assez obscènes. Citons quelques titres expressifs: Deux coups sans sortir, Secoue-moi la boutique, Un coup bien tiré, El Queco (Le bordel) ou encore Dame la lata (Donne-moi le jeton, le jeton étant le numéro remis par la mère maquerelle au client qui louait les services d'une prostituée). Un peu plus tard, autour de 1900, naît un répertoire plus élaboré et précurseur d'un rythme musical plus lent (de 2/4 on passera à 4/8), celui de la Guardia vieja (Vieille Garde), qui compte les premiers grands tangos aujourd'hui encore universellement connus. Parmi eux citons entre autres El Entrerriano, composé en 1897 par le pianiste Rosendo Mendizabal, Don Juan de Ernesto Ponzio en 1898, ou El Esquinazo (La Sérénade) et El Choclo (L'épi de maïs), écrits respectivement en 1902 et 1903 par le musicien chanteur Angel Villoldo. Au début du XXe siècle, le tango connaît un essor exponentiel dans les faubourgs. Des bals populaires plus ou moins clandestins s'organisent un peu partout, dans de sombres cafés flanqués d'une piste de danse ou dans les peringundin (bastringue), sortes de guinguettes de mauvaise réputation qui commencent à s'installer en nombre dans le parc de Palermo. Tout ce que la zone compte de guapos (gouapes), compadritos (petits caïds) et autres cafishios (proxénètes) qui s'expriment en lunfardo (argot portègne), quand ce n'est pas tout simplement à coups de couteau, se réunit dans ces lieux de brassage et de détente propices aux rencontres et à tous les bons coups. La musique se développe avec l'importation d'un petit orgue portatif au son plaintif, le désormais mythique bandoneon, inventé vers 1850 par l'allemand Henrich Band. Elle se diffuse dans les rues au son des organitos (orgues de barbarie). Le petit peuple des exclus et des miséreux en tous genres se retrouve dans cette nouvelle culture tango qui unifie leur diversité.
Les tous premiers mini-orquesta tipica (orchestres typiques) de la Vieille Garde apparaissent sur les estrades dans la première décennie du XXe siècle, introduisant une tonalité musicale plus sombre et plus mélancolique. La danse se codifie petit à petit en générant des figures de plus en plus sophistiquées. Certains cajetillas, c'est-à-dire des fils de bonne famille tout prêts à s'encanailler pour découvrir les bas-fonds et y séduire éventuellement quelque petite milonguita, commencent à s'approprier la danse et à l'introduire dans les maisons closes bourgeoises du centre ville de Buenos Aires. De l'autre côté du fleuve, à Montevideo, les premières academias, qui deviendront plus tard des salles d'enseignement et de pratique du tango, commencent à fleurir. Le bandonéon s'impose comme l'instrument majeur du tango et le piano remplace progressivement la guitare. Dans les ports européens, des marins argentins propagent les premières partitions. En 1906, lors d'une escale à Marseille, ils laissent notamment derrière eux La Morocha d'Enrique Saborido et El Choclo d'Angel Villoldo. L'année suivante, des producteurs de disques et quelques musiciens de la génération dite de 1910 viennent à Paris pour faire graver les premiers enregistrements de tango. De jeunes bourgeois argentins en voyage à Paris font également connaître cette nouvelle danse dans les milieux parisiens cosmopolites avides de culture exotique et de sensualité latine. À partir de 1910, quoique jugé indécent et mis à l'index par l'archevêque de Paris, le tango fait fureur dans les salons parisiens à la mode. Une véritable tangomania s'empare bientôt de toute l'Europe.

Source : La République des Lettres

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